"Les grandes villes en Adzerbaïdjan ? En dehors de Bakou, elles ne valent pas vraiment la peine d'être visitées." C'est ce que nous a affirmé la réceptionniste de notre premier hôtel à Bakou. Apparemment, ici, on va soit à la brillante capitale, soit faire un week-end nature dans des plus petites villes (ou villages) comme Gebele, Quba ou Shaki.

On est donc allé·es jeter un coup d'œil à Gandja (en azéri : Gəncə), deuxième ville du pays1.


On s'adapte à une autre échelle

Bakou : 2'615'000 habitant·es
Gandja : 335'000 habitant·es

Il n'y a ni photo, ni compétition : en termes d'échelle, Gandja court loin derrière la capitale. Bakou est couverte de tours d'habitation et d'architecture de science-fiction, à Gandja on dépasse rarement les trois étages et la structure la plus moderniste est le Gəncə Mall, qui fait très années 902.

Bien sûr, il s'agit aussi d'une question de ressources. Les pétrodollars coulent à flots depuis le XIXᵉ siècle, mais ce n'est que depuis la dissolution de l'URSS en 1991 que l'Azerbaïdjan (maintenant indépendant plutôt que province reculée) en profite pleinement. Pour l'instant, seule Bakou a vraiment bénéficié de cette économie. Notre copine azérie nous dit qu'il faut qu'on revienne dans dix ans pour voir à quel point les autres villes auront changé.

On fait le tour du centre

Comme toute petite ville, Gandja est très centralisée. On habite d'ailleurs en plein cœur de la ville : à deux rues du centre commercial Gəncə Mall. C'est une expérience assez étrange que de rentrer chez nous ; en une minute, on passe de la rue principale pleine de monde à une ruelle poussiéreuse, qui semble sortie d'un des villages alentours.

Le guide Lonely Planet propose une "balade dans le centre de Gandja" de 90 minutes. On l'a faite, et franchement, on sait pas comment ils ont fait pour marcher aussi lentement. En faisant de longues pauses, on a mis 45 minutes pour faire tout l'itinéraire. (Notre hypothèse : ils ont bénévolement engagé leurs grand-mères pour tester le parcours. Ah, qu'est-ce qu'on ne ferait pas pour ses petits-enfants !)

Cette balade du centre passe par le partie historique composée d'un parc, d'un bâtiment rose, d'une jolie place vide, d'un grand édifice important à colonnes, d'une rue dallée bordée de bancs (en forme de flammes) et de restaurants (en forme de restaurants), d'une mosquée et de quelques statues (Nizami et papa Aliyev, on y reviendra).

Monument à colonnes impressionant se trouvant sur la grande place. Un drapeau azéri flotte à son sommet.
L'édifice à colonnes
Un joli parc propret aux longs chemins dallés
Le parc

On remarque très vite que plus on s'éloigne de ce centre, moins on trouve de restaurants et cafés (malheur).

Ce n'est que le troisième jour qu'on commence à se balader plus au nord de la ville. On y découvre une rue commerciale pleine de petits magasins hauts en couleurs. On y vend des habits, de l'électronique, des lampes, des chaussures, des objets à usage indéterminé, des robes de mariées, du matériel de nettoyage, des statues de lion, et encore des habits dans une ruelle perpendiculaire. Tout scintille, tout clignote, tout est sur-saturé. On a atteint le vrai cœur de Gandja.

Au marché, une statue de lion est vendue, coincée entre les autres marchandises : poubelles en plastique, étendoir à linge, porte-monnaies, balais.

On mange les spécialités locales

Toutes ces balades, ça donne faim. Heureusement, les qutab de Gandja sont connus pour être particulièrement corpus. On leur donne même un autre nom par ici : kǝtǝ.

Sur Google Maps, on trouve un petit restaurant de kǝtǝ à vingt minutes à pied de la maison, soit aux abords de la ville. Avec sept avis tous d'il y a plusieurs mois, On n'est pas sûr·es qu'il existe encore, mais on tente le coup. Une porte en acier marquée "kǝtǝ" nous accueille — un bon signe.

On pointe la tête à travers l'entrée, ça ressemble à un garage tout serré. Un monsieur dans une boîte nous fait signe de nous approcher et appelle une (sa ?) femme, suivie d'un (son ?) garçon. On essaie de leur faire comprendre qu'on voudrait manger des kǝtǝ. Ils parlent entre eux un moment et ouvrent une porte cachée sur le côté. Cette nouvelle pièce de 10 m² est remplie à ras-bord de client·es en train de manger leurs kǝtǝ. (Dans les faits, tout le monde s'arrête en plein geste, la bouche ouverte, pour observer les deux touristes qui débarquent et crier à la dame que la salle est déjà trop pleine.)

On met un moment, mais on finit par comprendre qu'il n'y a plus vraiment de place dans la pièce "restaurant" — et oui, on est fut-fut. On leur fait signe qu'on prendra les kǝtǝ à emporter en ajoutant "paket" (prononcé patchète). Le petit de neuf ans répète "paket, paket" à sa mère. Tant bien que mal, on arrive à commander deux kǝtǝ à la viande et deux aux herbes, en passant à nouveau par le petit.

Pendant que le monsieur de la boîte s'active en cuisine (et oui, boîte = cuisine), la dame nous pose des questions sur nos origines, pourquoi est-ce qu'on est là, pour le travail ou comme touristes ? La plupart du temps, on ne sait pas du tout de quoi on parle (car rappel : tout est en azéri), mais cette fois on arrive bizarrement à avoir une conversation simple. Lorsqu'on lui dit qu'on habite en France et qu'on est des touristes, la dame devient euphorique. Elle répète "Fransa, Fransa !" aux cuisinier·ères, puis "Turist, Fransa turist !" en gloussant beaucoup. Ça faisait longtemps qu'on n'avait pas fait cet effet-là.

Petite pièce de garage où tout se passe. On y voit la mère qui prépare nos sacs, le père dans sa boîte-cuisine et le fils.
La petite pièce de garage où tout se passe.
Le père préparant des kətə dans sa petite boîte.
La boîte-cuisine, son monsieur et d'autres cuisinières

Finalement, notre paquet de kǝtǝ arrive. Le petit nous regarde bien dans les yeux et nous dit : "Seven manats, [et quelque chose d'autre en azéri]." On lui donne sept manats. Il regarde la monnaie, nous regarde plus intensément dans les yeux et nous répète : "Seven manats, [et quelque chose d'autre en azéri]." Dans le doute, on lui tend un manat supplémentaire. Il amène l'argent à sa mère qui lui tend des pièces pour nous rendre la monnaie. On comprend alors qu'il avait sûrement précisé les centimes "altmış kopek" en azéri — on est toujours fut-fut.

Très heureux·ses de nos acquisitions beurrées à souhait, on va s'installer dans une ruelle un peu plus loin. Pour rappel, les qutab qu'on avait goûtés à Bakou ressemblaient à ça (environ 20 cm de diamètre) :

Les qutab de Bakou, assez petits pour être simplement pliés en deux dans une assiette. Ils sont parsemés de sumac.
Les qutab testés à Bakou

À Gandja, un kǝtǝ digne de ce nom fait au moins 50 cm de diamètre. C'est très beurré et tellement grand qu'on doit le plier en deux, puis le rouler sur lui-même pour mordre dedans. On parsème le tout de sumac pour une pointe d'acidité (qui vient équilibrer le beurre).

Robin mord à pleines dents dans un immense kətə enroulé.
Le kǝtǝ de Gandja

On parle des élections

Ça pourrait vous surprendre, mais il n'y a pas que la nourriture qui a attiré notre attention à Gandja. Le 7 février 2024, c'est les élections présidentielles. Impossible pour nous de louper la date clé, des affiches sont accrochées partout dans les rues.

On ne peut pas parler de politique en Adzerbaïdjan sans remonter à Heydar Aliyev, le père du président actuel. Petit aparté historique.

De nos jours, on voit encore l'impact de Heydar dans le pays, surtout parce que le fils a créé un véritable culte de la personnalité autour de papa. Son visage est affiché dans toutes les villes et villages. Sa vie héroïque est relatée dans une biographie en trois massifs volumes, mise en avant dans toutes les librairies du pays. La moitié des places s'appellent place Heydar Aliyev.

À la suite du désistement de Heydar malade, son fils Ilham Aliyev prend le pouvoir en 2003. 21 ans de règne plus tard, nous voici aux élections de 2024.

Dans les rues, les posters des candidats sont présentés sur ce type de panneau (Ilham Aliyev toujours en haut à gauche) :

Un grand panneau bleu où sont accrochés les affiches des candidats. On en compte sept.

Parfois, on voit le même panneau, mais avec des options plus réalistes :

Le même panneau bleu, mais une seule affiche y est accrochée, celle de Ilham Aliyev.

Le lendemain des élections, on annonce qu'Ilham Aliyev est réélu avec 92% des voix. Personne n'est étonné.

C'est que c'est loin d'être la première réélection d'Ilham. En 2009, la constitution avait été modifiée pour que le nombre de termes présidentiels maximal passe de deux à... illimité (stratégie classique). Depuis, Aliyev a été réélu trois fois, toujours avec des taux de succès (et de participation) très élevés. À chaque élection, celle de cette année incluse, l'OSCE dénonce un processus électoral irrégulier, surtout pour ce qui concerne la visibilité de l'opposition dans un environnement médiatique très censuré (en plus de bourrage d'urnes).3

Mais à en croire ce journal officiel azéri (en anglais), l'OSCE et l'UE ne devraient pas critiquer sans s'être regardé dans la glace auparavant. Donc on vous conseille d'aller manger un kǝtǝ et d'oublier toute cette histoire.

Contre toutes attentes, notre hôte à Gandja sera la seule personne qu'on rencontrera en Azerbaïdjan qui ose une critique du président : "Poutine, Sarkozy, Lukashenka, Aliyev", nous liste-t-il avant de faire un pouce vers le bas en fronçant des sourcils.4

Dans tous les cas, on ne s'inquiète pas pour l'avenir du pays ; si Ilham devait nous quitter, c'est la vice-présidente qui prendra le pouvoir : sa femme.

On pense, on respire et on vit Nizami

Aliyev n'est donc pas forcément aimé de tou·tes en Azerbaïdjan. Mais il y a une personne qui est unanimement admirée par les Azéri·es : le poète national, Nizami Ganjavi.

Mais les habitants de Gandja en sont fiers avec une tout autre intensité. Durant notre séjour dans la ville, on nous a plusieurs fois rappelé que Nizami est né ET a vécu ET est mort à Gandja. Il s'agit donc de LEUR poète avant tout. Notre hôte — un homme de Gandja pur et dur — nous partage même qu'il aime et considère Nizami comme son grand-père. Le fils ajoute que son père connaît tous les poèmes du grand maître par cœur.

On aurait bien aimé lire du Nizami, mais on n'a trouvé aucune œuvre traduite dans les librairies du pays. On nous a souvent dit que malheureusement ses poèmes se traduisent mal, que ce n'est plus la même chose. Donc à lire uniquement en persan original, ou en azéri bien sûr.

Même sans en parler avec les locaux, on n'aurait pas pu manquer cet amour pour Nizami. Lors de nos petites balades à travers la ville, on voit constamment des statues en son honneur.

Statue de Nizami. En fond, un bâtiment socialiste.

Statue de Nizami entre deux colonnes représentant les histoires de ses poèmes

Buste de Nizami Un autre buste de Nizami Une statue de Nizami s'arrêtant à ses hanches
Un tapis tissé avec le portrait de Nizami, au mur du salon-kitchenette partagé de notre guesthouse
Un tapis Nizami

Malgré la quantité d'activités excitantes offertes par Gandja, on décide de dédier quelques heures pour la visite du mausolée de Nizami — vraiment un détour, on doit y aller en taxi tellement c'est isolé. On fait le tour d'un petit musée où ses poèmes ont été représentés sur des grands tapis chers. Le mausolée lui-même trône sur un pont autoroutier, avec un parc, une fontaine, et en bonus les tombes de maman et papa Nizami.

Le mausolée de Nizami : un grand bloc de pierre s'élevant en haut d'un escalier.
Le mausolée du grand maître
Un tapis tissé de l'un des poèmes de Nizami. Il chatoie légèrement sous la lumière. On nous dit qu'il vaut très cher. L'autoroute passant sous le mausolée, les portraits des soldats azéris morts à la guerre sont alignés entre deux voies.
Première photo, un tapis cher avec un poème tissé dessus. Deuxième photo, l'autoroute sous le mausolée.

Tout ça est tellement poétique, ça nous inspire un poème. Roulement de tambour...


Gandja, ô Gandja
Comme les gens d'ici, on regarde le temps passer,
on se balade, on va au mall, on boit du thé.
Certains restent, mais beaucoup aimeraient s'en aller :
le soleil, même ici, finit par se coucher

Le quai de la gare est rempli de monde. En fond, le soleil se couche sur Gandja.
Gare de Gandja, on retourne à Bakou.

— clara & robin

Footnotes

  1. OK, techniquement, Gandja est la troisième plus grande ville d'Azerbaïdjan. La deuxième place est prise par Sumqayıt, mais c'est de la triche parce qu'elle est si proche de Bakou qu'elle fait plutôt office de "banlieue de Bakou".

  2. Le Gəncə Mall a été inauguré en 2017.

  3. Fun fact : l'élection de 2013 avait pris une tournure intéressante quand les résultats ont été publiés la veille du vote.

  4. Il nous liste aussi ses chanteur·ses français·es préféré·es : "Mireille Mathieu, Mylène Farmer, Alizée, Patricia Kass, Joe Dassin".

Commentaires

Les commentaires ne sont pas disponibles actuellement. Pour nous répondre ou pour réagir à l'article, envoyez-nous un email !