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Ah, Samarcande !
Perle de l'Orient ?
Ah, Samarcande ! Rien que par la sonorité de son nom, la ville fait rêver. Les syllabes roulent sur la langue et nous emportent en plein cœur des mythes des routes de la soie : Samarcande.
On l'a surnommée "la Cité des Coupoles Bleues", "la Perle de l'Orient", "le Visage du Monde", avant de finalement la proclamer "carrefour de cultures et site du patrimoine mondial de l’UNESCO" en 2001.
Il n'est pas un autre lieu d’Asie centrale dont le nom ait autant frappé l'imagination des Européens que Samarcande. Entourée d'un halo de mystère, visitée à de rares intervalles, préservant les traditions de sa splendeur derrière un mystère impénétrable, elle piqua longtemps la curiosité du monde.
— Eugene Shuyler dans "Turkistan: notes of a journey in Russian Turkistan, Khokand, Bukhara, and Kuldja" (1877), traduction libre
Autant dire qu'on se réjouissait de découvrir celle ville empreinte de mystère et d'exotisme.
La Perle, en construction
Une cité mythique faisant fantasmer voyageur·ses et écrivain·es, ça résulte... en des hôtels très chers. Avec notre budget, on s'installe à 45 minutes à pied des abords du centre-ville. Ça nous fait plaisir de marcher un peu (c'est ce qu'on se dit), la météo est avec nous.
Là où on loge, pas de coupoles bleues en vue. Par contre, le mystère plane tout de même : pourquoi tant de travaux partout ? Impossible de marcher en ligne droite, nos itinéraires sont jonchés de barrières ou de fossés. On glisse sur du verglas, se rattrape de justesse à un mur pour ne pas tomber dans un trou boueux.
Si ce n'était pas suffisant, il y a aussi les omniprésents pièges fossés de drainage qu'on voit partout en Asie centrale. Il faut faire attention en traversant la route : regarder à gauche, à droite, et surtout sauter par-dessus la tranchée qui sépare le passage piéton du trottoir. Peut-être qu'il s'agit d'une parade du gouvernement pour éviter que les citoyen·nes restent les yeux rivés sur leurs écrans ? (En tout cas, ça marche. On recommande aux pays européens d'adopter cette technique de planification urbaine de génie.)
Ah, Samarcande !
La Perle, joyau culinaire
L'hôte de notre auberge est un véritable modèle d'hospitalité. Il nous accueille dans la petite cour de sa maison, nous montre des photos de ses petits-enfants (champion·nes d'échecs !), nous demande toutes les demi-heures si on a besoin de quoi que ce soit.
Il a surtout d'excellentes recommandations culinaires. À peine arrivé·es, il nous organise un plan d'action ambitieux pour tester les meilleurs restos du quartier en 48 heures chrono : le soir-même, manti à Manti Mulyon ; le lendemain midi, plov à Ulfatlar Osh ; le dernier soir, shakshlik à Meat House.
Le plan d'action si bien préparé tombe vite à l'eau, parce que le restaurant de manti est fermé ce soir-là. Ce cataclysme de dernière minute bouscule tout notre emploi du temps. On n'aura malheureusement jamais l'occasion de manger les fameux shakshlik... Heureusement, on trouve le temps pour le reste du programme culinaire. On se délecte avec des plats de plov et de manti qui feront partie des meilleurs qu'on aura goûtés en Asie centrale.
Ah, Samarcande !
La Perle, ville du XXIe siècle
Pas d'inquiétude, on a quand même exploré plus loin que notre quartier. Le lendemain de notre arrivée, on marche jusqu'au centre-ville.
En 2024, oubliez les caravansérails et chameaux porteurs de marchandises, on est dans une grande ville moderne. Un système de bus avec paiement par carte de crédit est en place, les restaurants internationaux abondent, les prix montent.
Au fond, on est plutôt content·es de voir que la ville est habitée. Ça nous change de Khiva et ses rues vides, aménagées pour le tourisme. À Samarcande au moins, il y a de la vie, les voitures nous klaxonnent lorsqu'on est trop lent·es pour traverser la route.
Ah, Samarcande !
La Perle au passé rocambolesque
Comme pour le reste de la région, l'histoire de Samarcande est plutôt difficile à déchiffrer. La ville se trouve à un emplacement clé sur les routes de la soie qui reliaient la Chine et la Méditerranée : ça attire des convoitises. Au cours des millénaires, elle a passé aux mains :
- d'Alexandre le Grand (329 av. J.-C.)
- des Perses sassanides (vers 260)
- des Huns blancs
- des Turcs bleus
- des Chinois de la dynastie Tang
- des Omeyyades (amenant l'islam vers 710)
- de Gengis Khan et des Mongols (en 1220)
- de Timour (en 1369)
- du khanat de Boukhara (en 1507)
- de l'Empire russe (en 1868)
- des soviétiques (en 1925)
Une chose est sûre : tout le monde voulait un morceau de Samarcande. Aujourd'hui, les guides touristiques s'attardent surtout sur sa période timouride (14e au 16e). C'est elle qui lui aura légué ses plus beaux monuments décorés de céramique bleue. (On parle plus en détails de la céramique glaçurée timouride dans notre article sur Boukhara.)
Ah, Samarcande !
La Perle, scintillante en surface
...mais peut-être pas si propre dans le fond. On entre dans le TARDIS1 et remonte dans le temps jusqu'en... 2009. (Pour la visite des dinosaures du Jurassique, il faudra revenir lundi prochain.)
En cette belle journée de printemps, le vieux quartier d'Iskandarov vit comme à son habitude : on marchande, on joue au backgammon sous les arbres, on va à la chaikhana2 en passant devant le Gur Amir.
D'un jour à l'autre, un muret de trente centimètres s'élève, bloquant l'accès à la ruelle principale donnant sur Iskandarov. Il n'y a eu aucun préavis, les ouvriers qui contruisent le muret ne savent rien, il n'y a pas de responsable.
Impuissant·es, les résident·es voient le tracé des fondations s'étendre le long des maisons et contourner le mausolée Gur Amir. La colère et les cris ne changent rien : brique par brique, on encercle définitivement leur quartier d'un mur de six mètres de haut, séparant le mausolée des maisons.
Des chantiers similaires, séparant les monuments touristiques de rues habitées, sont en cours à travers toute la ville. Les résident·es ayant la malchance d'habiter sur les limites sont relogé·es de force en périphérie de la ville. Aux yeux du dictateur président Islam Karimov, les vieux quartiers n'ont pas leur place sur la carte postale du nouvel Ouzbékistan.
Mars 2024, on visite Samarcande, Perle de l'Orient. On longe le boulevard (parc de gazon propret entre deux routes) pour directement arriver au majestueux mausolée Gur Amir3. De là facile, on suit la grande avenue nous menant directement au Registan, immense place symbolique de la ville. Nos œillères de touristes bien en place, on suit gaiement l'itinéraire tracé par Karimov. On remarque ce grand mur qui accompagne nos pas, sans s'imaginer la vie qu'il cache. Au menu : calme et propreté.
(Si vous êtes intéressé·es par l'histoire de la construction de ce mur, on vous conseille le super article de l'anthropologue Alice Corbet.)
Depuis le Registan, on continue sur la rue Tachkent pour arriver au Shah-i-Zinda : une avenue bordée de mausolées aux magnifiques décorations en céramique émaillée bleue et inscriptions calligraphiques. Tout comme beaucoup des monuments de Samarcande, il est construit par Timour et date du XIV–XVe siècle.
En 2005, une rénovation controversée du site est réalisée en l'espace de quelques mois : des dômes de mausolées sont rajoutés, des anciennes céramiques sont retirées et remplacées, des décorations sont ajoutées là où il n'y avait que des murs nus. Certain·es parlent de patrimoine perdu, d'autres surnomment maintenant le site de "salle de bain"... Au moins, ça reste une bien jolie salle de bain.
Ah, Samarcande !
En 1932, Ella Maillart voit s'élever l'impressionnant Gur Amir "au bout d'une ruelle tortueuse [...] au-dessus des bas murs terreux et sans fenêtres de la ville".
Près d'un siècle plus tard, on le voit apparaître derrière un grand parking, où les cars peuvent facilement déposer les hordes de touristes à deux pas de l'édifice.
La Perle de l'Orient, cité fantasmée, ville-symbole des routes de la soie, se heurte à l'économie et au tourisme du XXIe siècle. À force de vouloir lustrer son apparence et cacher ses défauts, Samarcande y a peut-être laissé son âme. On se demande à quoi cette perle ressemblera d'ici un siècle.
Ah, Samarcande...
— clara & robinFootnotes